HUGUES PANASSIÉ et le Bulletin du Hot Club de France

LE STYLE NOUVELLE ORLÉANS

On entend dire couramment qu'il y a beaucoup d'amateurs de style Nouvelle Orléans. La vérité, c'est que beaucoup se disent amateurs de " Nouvelle Orléans ", certains croient sincèrement l'aimer, mais très peu le goûtent autrement que de façon toute superficielle.
Pour la majorité des amateurs de jazz (ou soi-disant tels), le style Nouvelle Orléans, c'est Royal Garden Blues, Muskrat Ramble, High Society, et autres morceaux de ce genre exécutés par un orchestre comprenant trompette, clarinette et trombone.
S'il en était ainsi, il suffirait de faire exécuter Muskrat Ramble par Miles Davis, J. J. Johnson et Buddy de Franco pour obtenir du style Nouvelle Orléans... Absurde ? Pas plus que le cri lancé à Louis Armstrong interprétant La vie en rose dans le plus pur style Nouvelle Orléans, à l'Olympia en 1959 : " Non, pas ça, on veut du Niou ! " ( du New Orleans) .
Il est vraiment difficile de faire pénétrer dans le cerveau des Blancs cette notion fondamentale que le jazz, ce n'est pas un texte musical mais une manière de jouer.
Eh bien, il en est de même du style Nouvelle Orléans : ce n'est pas ce qu'on joue, c'est la manière dont on joue qui détermine ce style.
Hot Five
Le jazz de La Nouvelle Orléans, c'est avant tout un accent musical. Par-là même, il échappe à toute définition plus précise. On ne définit pas un accent, à la rigueur on peut le décrire; mais, en fin de compte, pour le connaître, il faut l'entendre. Il en est comme des accents parlés: vous pouvez bien dire de l'accent marseillais qu'il est chantant, de l'accent parisien qu'il est traînard, mais, pour reconnaître ces accents, il faut avoir entendu parler les gens du crû.
Le jazz de La Nouvelle Orléans, c'est aussi une pulsation rythmique (d'ailleurs liée à l'accent) et cette pulsation, il faut s'être bien familiarisée avec elle pour être capable de la reconnaître et pouvoir dire que tel orchestre joue ou ne joue pas dans le style Nouvelle Orléans.
Le jazz de La Nouvelle Orléans, c'est donc l'accent musical des grands musiciens de la Louisiane. les Joe Oliver, Kid Ory, Jelly-Roll Morton, Johnny et Baby Dodds, Jimmie Noone, Sidney Bechet, Zutty Singleton, les frères Hall, Pop Foster, Wellman Braud, Louis Armstrong, Tommy Ladnier, Lee Collins, Albert Nicholas, John St Cyr, etc. Ce sont les disques de ces musiciens qu'il faut entendre et réentendre si l'on veut se pénétrer de l'accent propre au jazz de La Nouvelle Orléans. Et leurs anciens disques (1923-1932) avant tout. Pourquoi les anciens ? Parce que dans les autres, à quelques exceptions près (principalement certains enregistrements de Kid Ory et de Mezz), ces musiciens ne jouent plus dans des orchestres Nouvelle Orléans à cent pour cent.
Si un tel effort d'assimilation est nécessaire à l'amateur qui veut apprendre à savourer en connaisseur les interprétations de style Nouvelle Orléans, il s'impose bien plus encore au musicien qui aspire à s'exprimer dans ce style. Pour ce dernier, une mesure plus sévère, draconienne est indispensable : il doit n'écouter QUE ces disques, à l'exclusion de tout autre jazz, jusqu'à ce qu'il se soit assimilé l'accent musical Nouvelle Orléans.
Pendant combien de temps ? Cela dépend de la faculté d'assimilation de chacun. Ainsi, parmi les Français du Nord allant s'installer à Marseille, l'un prendra l'accent marseillais en quelques mois, un autre au bout d'un an ou plus, un autre ne le prendra peut-être jamais ( et, naturellement, enfants et adolescents le prendront beaucoup plus rapidement que les adultes).
Il y a certes des phrases, des tournures mélodiques typiquement «  Nouvelle Orléans », mais il ne suffit pas de les utiliser pour jouer Nouvelle Orléans; il faut encore et surtout les exécuter avec l'accent, la pulsation voulus. Que d'orchestres, depuis le « New Orleans Revival » d'après-guerre, ont fait usage de ces phrases puisées dans la musique des Armstrong, Oliver, Dodds, Bechet, sans pour cela jouer réellement Nouvelle Orléans : il y a l'écorce mais non la substance. Malheureusement, la plupart des amateurs s'y trompent et c'est pourquoi je vous disais, au début de cet article, qu'il existait peu de véritables connaisseurs en style Nouvelle Orléans. On s'en aperçoit encore mieux en faisant l'expérience suivante : prenez un disque où la plupart des musiciens jouent vraiment dans le style Nouvelle Orléans et le batteur pas du tout (et l'inverse : où le batteur est un des rares à jouer Nouvelle Orléans), et demandez à des «  amateurs de Niou » de repérer quels musiciens pratiquent leur style favori et lesquels ne le pratiquent pas : vous constaterez que très peu sont capables de faire la distinction.
Le jazz est-il né à La Nouvelle Orléans ? On en discute depuis bon nombre d'années avec une incompétence désarmante, sans le moindre résultat, et pour cause: toute la discussion repose sur un malentendu.
Au sens strict du terme, le jazz, bien entendu, n'est pas né à La Nouvelle Orléans. Il y a eu des blues et des chants religieux, des guitaristes de blues, des « batteurs » tapant sur des instruments de fortune, puis des pianistes de « ragtime » et boogie woogie dans nombre d'Etats du Sud et même (en ce qui concerne les pianistes de ragtime) du Nord, avant que le jazz proprement dit ne naisse à La Nouvelle Orléans.
Mais si l'on cherche où la musique orchestrale appelée « jazz » est née ou (si vous préférez le terme) s'est développée, il faut sans hésiter répondre : à La Nouvelle Orléans. Peu importe que quelque fouilleur d'archives brandisse un « document » prouvant qu'en 1899 un orchestre ayant toutes les apparences d'un orchestre de jazz jouait à Dallas, Memphis ou St Louis. Quand bien même il en aurait existé plusieurs dizaines, cela ne changerait rien au fait fondamental : semée en de nombreux endroits, c'est à La Nouvelle Orléans que la graine a levé.
Hugues Panassié
C'est là que le jazz, au lieu de rester à l'état embryonnaire, a pris forme, agrandi avec une vigueur, une rapidité fulgurantes parce que c'est à La Nouvelle Orléans -et non ailleurs -que se trouvaient les grands musiciens (Joe Oliver en tête) capables de créer à l'orchestre (ce qui n'était pas peu difficile) une musique exprimant sous une autre forme l'essentiel de ce qu'exprimaient les chants religieux et les blues. D'autres s'y essayèrent ailleurs sans doute, mais la supériorité des musiciens de La Nouvelle Orléans était si manifeste que dès qu'on les entendait (les témoignages sont nombreux, formels, irrécusables), on se mettait à jouer comme eux.
L'histoire du jazz, pendant toute sa première période (25 années environ), se confond à peu près avec celle des musiciens de La Nouvelle Orléans. C'est seulement lorsqu'ils quittent la Louisiane que le jazz se développe vraiment ailleurs. Le jazz les suit là où ils vont, se met à vivre intensément là où ils se fixent, à Saint-Louis, sur la Côte Californienne et surtout à Chicago.

Samuel B. Charters. auteur d'une calamiteuse étude sur le blues (cf. Bulletin N° 113, page 36). a également commis un livre intitulé" Jazz : New Orleans ". Il ne s'occupe, dans; cet ouvrage, QUE, de la musique qui a été jouée à la Nouvelle Orléans de 1885 à 1957. Il n'y aurait rien à dire à cela si dans son introduction. il ne prétendait justifier la façon dont son livre a été conçu par l'absurde affirmation que voici : « La musique de La Nouvelle Orléans a été si distinctement le produit des musiciens dont la vie entière s'est passée à jouer dans la ville même qu'aucun effort n'a été fait pour suivre la carrière d'un musicien après son départ de la Nouvelle Orléans ; il n'était plus dès lors un musicien Nouvelle Orléans ». Et pourtant c'est bien le style Nouvelle Orléans que Charters prétend étudier puisqu'il explique ensuite qu'il ne parlera pas dans son ouvrage des musiciens natifs de La Nouvelle Orléans; qui ont commencé à jouer depuis la deuxième guerre mondiale parce que ceux-ci ne s'expriment plus dans le style Nouvelle Orléans.
Cette étrange conception donne des résultats burlesques : des musiciens jouant dans le style 100 % Nouvelle Orléans  tels que Darnell Howard et George Mitchell ne sont pas mentionnés dans le livre sous prétexte qu'ils sont nés à Chicago ou ailleurs, tandis qu'une grande place est accordée à Henry Allen et Edmund Hall dont le jeu n'est nullement caractéristique du style Nouvelle Orléans. Mieux : Jelly-Roll Morton n'a pas sa rubrique ! L'exclusion d'un des plus grands pionniers du style Nouvelle Orléans est une chose si énorme que Charters éprouve le besoin de se justifier: « Il n'est pas prouvé que Jelly-Roll Morton ait jamais joué professionnellement dans la ville ». C''est la meilleure ! Qui ne sait que de nombreux jazzmen de la Nouvelle Orléans n'étaient pas des musiciens de profession, qu'ils exerçaient un métier durant la journée jouant la nuit quand ils en avaient l'occasion ? Mais pour Jelly-Roll, ce n'est même pas vrai. Voici le  témoignage de Louis Armstrong : « Jelly-Roll jouait dans l'établissement de Lulu White... ce qui rapportait bien plus d'argent qu'à la moyenne des musiciens de Storyville ». (Cf. Bulletin N° 2 pages 14-15).
Autre conséquence de cette imbécile méthode de travail ; le nom de Tommy Ladnier n'est même pas mentionné dans le livre - sous prétexte, je suppose, qu'il n'a jamais travaillé professionnellement à la Nouvelle Orléans. Tubby Hall et Minor Hall les deux plus grands "drummers" Nouvelle Orléans en dehors de Zutty et Baby Dodds n'ont pas, eux non plus l'honneur d'une rubrique, contrairement à de médiocres musiciens dont le seul mérite est de n'avoir pas quitté leur ville.

La vérité. c'est que le style Nouvelle Orléans, à partir de 1917 et surtout après 1920, a achevé son épanouissement à Chicago et non à La Nouvelle Orléans. II est absurde de vouloir attacher un style musical à une ville plutôt qu'aux hommes qui l'ont créé. Or c'est un fait : à quelques exceptions près, tous les plus grands iazzmen de La Nouvelle Orléans ont, en quelques années quitté leur pays natal et pour la plupart sont venus se fixer à Chicago. Certes il restait nombre de bons musiciens de second plan à La Nouvelle Orléans. mais le grand courant créateur n'était plus là. Il était à Chicago. Comment aurait-il pu en être autrement puisque c'était à Chicago que jouaient les King Oliver, Jimmie Noone, Johnny et Baby Dodds, Tommy Ladnier. Lawrence Duhé, Tubby Hall, bientôt rejoints par Louis Armstrong, John St-Cyr, Kid Ory. Barney Bigard, Zutty, d'autres encore. En fait c'est à Chicago que le style Nouvelle Orléans a atteint son apogée vers le milieu des années 20, Il suffit de comparer les merveilles enregistrées de 1921 à 1928 par les iazzmen de La Nouvelle Orléans à Chicago. (les " King Oliver's Creole Jazz Band ", " Louis Armstrong Hot Five ", "Jimmie Noone Apex Club Orchestra ". Jelly-Roll Morton. " New Orleans Bootblacks", etc.) avec les disques enregistrés à La Nouvelle Orléans pendant cette même période par les jazzmen restés Ià-bas ( disques de Papa Célestin, Louis Dumaine. Sam Morgan, etc. ) pour s'apercevoir de l'énorme différence de classe.
Tandis qu'à Chicago l'émulation amenait les " grands " du style Nouvelle Orléans à se surpasser (n'oublions jamais que le jazz est une musique collective et que I'inspiration de chaque musicien est stimulée ou bridée par la qualité de son entourage). A la Nouvelle Orléans. Le niveau. affaibli par le départ des chefs de file, tendait encore à baisser.
On peut même dire que c'est à Chicago que les jazzmen de la Louisiane achevèrent d'apporter à leur style les quelques perfectionnements qui manquaient. Pour vous citer un exemple d'ordre technique, on entend encore. dans les enregistrements 1923 de King Oliver. Le batteur (Babby Dodds) ponctuer une fin de chorus par un coup de cymbale sur le temps fort au lieu du temps faible qui suit comme devaient le faire deux ans plus tard environ, tous les batteurs Nouvelle Orléans -Baby Dodds y compris.
Remarquons d'autre part qu'il ne se révèle plus de grands musiciens de style Nouvelle Orléans dans la ville après le départ des " grands ". A Chicago. au contraire. c'est une véritable floraison. Les iazzmen qui entendent là Joe Oliver et les autres s'assimilent leur manière de jouer (l'accent et la pulsation) .et des musiciens comme Jimmie Harrisson, Bubber Miley George Mitchell, Buster Bailey, Earl Hines (ainsi que des Blancs comme Mezz, Floyd O'Brien, Dave Tough, George Wettling) se mettent  à jouer exactement comme s'ils étaient originaires de La Nouvelle Orléans.

Nous avons d'ailleurs entre autres témoignages, celui du trompette Bob Shoffner ( qui joua à Chicago avec King Oliver) : " Les iazzmen de La Nouvelle Orléans influençaient tout le monde; mais les musiciens de Chicago faisaient semblant de les regarder de haut sous prétexte qu'ils ne savaient pas déchiffrer et n'avaient guère de connaissances techniques. Aussi, les musiciens de La Nouvelle Orléans restaient entre eux, et se retrouvaient .pour la plupart après le travail dans un pool-room du côté de la 35° Rue et Calumet ". (Down Beat 18 Janvier 1962).
C'est précisément parce qu'ils se mêlèrent peu aux Chicagoans et restèrent entre eux que les jazzmen de La Nouvelle Orléans continuèrent de s'exprimer à Chicago dans leur même style, tout en achevant de le développer. C'est à Chicago, au contact des Oliver, Dodds, Noone, Armstrong que les derniers arrivés de La Nouvelle Orléans perfectionnèrent leur façon de jouer. Ce contact manqua beaucoup à ceux qui ne firent pas ce stage à Chicago. Je me souviens qu'un jour je demandais à Tommy Ladnier : " Comment se fait-il qu'Henry Allen, qui est de La Nouvelle Orléans, n'ait pas cette pulsation Nouvelle Orléans qui caractérise le jeu de Louis Armstrong, de King Oliver, le vôtre, enfin celui de tous les trompettes de là-bas ? " Tommy me répondit sans hésiter: " C'est parce qu'Henry Allen, au lieu de jouer à Chicago comme nous tous, est allé directement du Sud à New York ".
L'influence des musiciens de La Nouvelle Orléans ne s'exerça pas à New York autant qu'à Chicago. D'abord parce que peu d'entre eux y allèrent ou y séjournèrent longuement. Ensuite, parce qu'ils y allèrent relativement tard et en ordre dispersé. Les jazzmen de New York, cependant, s'inspirèrent beaucoup du style Nouvelle Orléans (notamment en écoutant les disques enregistrés par Joe Oliver, Louis Armstrong, Jimmie Noone à Chicago). Si l'imprégnation fut généralement moins profonde que chez les jazzmen de Chicago qui bénéficièrent, eux, du contact direct pendant une dizaine d'années, certains musiciens parvinrent à s'assimiler l'essentiel du style Nouvelle Orléans : il suffit d'entendre les solos de Coleman Hawkins, Joe Smith, Rex Stewart dans l'enregistrement de The Stampede par Fletcher Henderson (1926), ou les solos d'alto de Johnny Hodges et d'Otto Hardwick dans les vieux Duke Ellington (1926-1929) pour s'en apercevoir.
En fait, tout le jazz vient du style Nouvelle Orléans. Mais à côté des musiciens qui cherchèrent ou parvinrent à s'exprimer à peu près dans ce style (Sidney De Paris, Jimmy Archey, par exemple), il y a ceux, beaucoup plus nombreux, dont le .jeu refléta par certains côtés le style Nouvelle Orléans tout en s'en écartant par d'autres (Buck Clayton, Vic Dickenson par exemple).
Le" krac " financier de fin 1929, en réduisant de nombreux jazzmen au chômage et en achevant de disperser les musiciens de la Louisiane puis la mort de certains d'entre eux, fit disparaître le style Nouvelle Orléans du premier plan de la scène du jazz et mit fin à son influence prédominante. Un modeste foyer subsista toutefois à Chicago, et les interprétations récemment enregistrées[1] dans cette ville (publiées en Riverside sous le titre « Chicago- The Living Legends » ) montrent que c'est toujours là qu'on a le plus de chances d'entendre aujourd'hui du style Nouvelle Orléans de bonne qualité. Bien entendu. il y a aussi les cas isolés: l'orchestre de Kid Ory, quelques-uns des groupements réunis par Mezz à diverses époques. Et il y a toujours Louis Armstrong, véritable incarnation du style Nouvelle Orléans...

Les musiciens Nouvelle Orléans ne sont pas supérieurs aux autres. Mais le style dans lequel ils s'expriment est un modèle de simplicité, d'équilibre qui favorise singulièrement l'épanouissement de l'expression purement « jazz ». A égalité de talent, un musicien Nouvelle Orléans jouera plutôt mieux qu'un autre, et cela est encore plus vrai d'un orchestre entier, car les musiciens Nouvelle Orléans ont cultivé au plus haut point l'art du jeu d'ensemble. L'improvisation collective ne s'identifie pas au style Nouvelle Orléans, mais nul ne l'a pratiqué aussi souvent et avec un art aussi consommé que le musicien Nouvelle Orléans.
Dans ce style, ni la mélodie n'est sacrifiée à la véhémence rythmique, ni cette dernière à la ligne mélodique. La musique " chante ", et toujours elle " pulse " intensément, en un harmonieux équilibre. Cette double qualité est en évidence aussi bien chez Louis Armstrong que chez Joe Oliver, chez Jimmie Noone que chez Johhny Dodds, chez Kid Ory que chez Jelly Roll Morton. On la trouve d'ailleurs, cette double qualité, chez d'autres jazzmen que ceux pratiquant le style Nouvelle Orléans. Elle n'est évidemment attachée ni à un accent musical ni à une pulsation. C'est un esprit musical mais, justement, cet esprit régnait toujours chez les musiciens Nouvelle Orléans, tandis qu'on ne le trouve que chez certains de leurs successeurs et seulement de façon intermittente. Pour vous donner des exemples, on le trouve chez Ben Webster dans ses enregistrements avec Art Tatum; chez Chew Berry dans son chorus de Stealin' Apples avec Fletcher Henderson; chez Lester Young, dans son accompagnement au chorus final de Me Myself And I de Billie Holidav; chez Peanuts Holland dans Blues Avec Un Pont de Mezz; chez Harry Edison dans Jump For Me avec Count Basie (1939). C'est là que l'influence du style Nouvelle Orléans continue, indirectement, à s'exercer. Les Joe Oliver, Louis Armstrong et autres ont créé une conception de variations sur le thème qui, si elle n'est plus employée continuellement, a subsisté jusqu'à aujourd'hui. La forme a plus ou moins changé, la pulsation est autre mais le même esprit plane sur des solos dont la structure, l'équilibre rappellent parfois de très près les improvisations des musiciens Nouvelle Orléans. Vous en trouverez des exemples jusque chez un jeune comme Dave Newman dans un solo comme celui de Talkin' About You avec Ray Charles (version du recueil " Yes Indeed " aussi bien que celle de Newport). Par contre, vous n'en trouverez jamais le moindre exemple chez les boppers, qui ont totalement rompu avec la tradition, ce qui montre une fois de plus que le bop n'est pas du jazz, pas plus dans l'esprit que dans la forme. Le Jazz, en effet, est par essence une musique traditionnelle, c'est-à-dire où les musiciens transmettent ( " tradere " = transmettre) aux nouveaux venus ce qu'ils ont eux-mêmes reçu de leurs aînés; il ne saurait en être autrement dans une musique collective, c'est-à-dire où la création est collective.
J'ai souvent fait la constatation suivante: un vrai connaisseur en style Nouvelle Orléans « pige » toujours le reste du jazz. Par contre, i'ai rencontré de nombreux amateurs (et musiciens) qui appréciaient admirablement le jazz post-Nouvelle Orléans et qui réagissaient peu ou pas à l'audition de splendides enregistrements de King Oliver ou de Louis Armstrong Hot Five. Quelqu'un qui goûte pleinement le jeu de batterie de Zutty et de Baby Dodds perçoit immanquablement le swing le Cozy Cole, Sidney Catlett, Jo Jones, tandis que bien des admirateurs de ces trois derniers drummers ne s'expliquent pas l'enthousiasme que suscite Zutty et sont sincèrement étonnés lorsqu'ils apprennent que c'est le batteur que Louis Armsrong juge idéal pour lui.
Le jazz se trouve pour ainsi dire à l'état pur dans le jeu des musiciens Nouvelle Orléans. Si l'on goûte leur musique en profondeur, on a capté la substance même du jazz et on sait la retrouver chez les autres jazzmen -qui l'ont reçue, directement ou indirectement, des musiciens Nouvelle Orléans. Au contraire, les amateurs qui connaissent seulement les grands orchestres, les solistes, les sections rythmiques qui ont suivi la période Nouvelle Orléans peuvent parfaitement sentir le swing d'une nuance différente qui s'est développé à partir de 1930 : placés devant le style Nouvelle Orléans, ils ont souvent l'impression qu'il manque quelque chose; ce jazz à l'état pur, non « habillé », les déconcerte. C'est toute une nouvelle éducation de l'oreille qu'il leur faudrait entreprendre pour parvenir à percevoir le swing de cette autre pulsation; pour la plupart, ils ne songent pas à essayer, persuadés qu'ils ne goûteront jamais ce genre de jazz.

Et voilà pourquoi il y a si peu de bons, de vrais amateurs du style Nouvelle Orléans.

Hugues Panassié

Bulletin du Hot Club de France N° 120 septembre 1962