HUGUES PANASSIÉ et le Bulletin du Hot Club de France

Rue Pigalle : Le jazz inconnu

C'est à l'occasion d'un numéro consacré à Montmartre qu'Hugues Panassié publia à l'âge de 20 ans l'article ci-dessous dans la luxueuse revue BRAVO, le mensuel de Paris d'août 1931.
Déjà s'affirment nettement tous les traits de caractère d'Hugues Panassié :
- le souci de bien différencier ce qui est le vrai jazz (l'expression y est en toutes lettres) du jazz commercial ou académique qu'on entendait alors.
- La volonté d'expliquer ce jazz hot au plus grand nombre et de convaincre qu'il s'agit là de sa forme authentique.

On notera avec amusement qu'Hugues Panassié s'inquiète en 1931 du " déclin si accusé que marque actuellement la vogue du  jazz en France ". On connaît la suite ...

On aurait tort de s'étonner du déclin si accusé que marque actuellement la vogue du  jazz en France. Non que la qualité de cette musique soit en baisse (aux Etats-Unis, elle progresse chaque jour) ; mais nous n'avons entendu à Paris que des orchestres comme ceux de Paul Whiteman, Jack Hylton, Ted Lewis et quelques autres semblables : juste  de quoi avoir une idée complètement  fausse du jazz, car ces orchestres, bien que possédant certaines qualités musicales, jouent une musique qui est un compromis maladroit entre la symphonie et la musique nègre et qui n'est, en fin de compte, que  l’académisme du jazz.

Le vrai jazz se pratique sans publicité; aussi est-il à  peu près  inconnu à Paris, sauf dans un petit cabaret nommé « Music Box », situé en pleine rue Pigalle, où rien ne le distingue des établissements avoisinants.

La  « Music Box » n'entre guère en activité avant deux heures du matin. À ce moment-là, arrivent quelques musiciens de jazz qui viennent  de  jouer dans divers orchestres où ils sont tenus de se conformer au goût du public et ne peuvent s'exprimer comme ils le voudraient. Il y a  là surtout des musiciens de couleur, parfois aussi des blancs. La plupart d'entre eux jouent à  la  « Music Box » sans être  payés, uniquement pour leur plaisir, pour réaliser la musique qu'ils aiment.

Ce qu’ils aiment, c'est jouer hot ! Cette expression intraduisible en français  signifie très chaud, bouillant. Jouer hot veut dire jouer avec chaleur, avec cœur. Cela consiste à improviser des variations sur le thème d’un fox-trot quelconque en en respectant rigoureusement le  rythme et les harmonies. Conçues dans une sorte de fièvre, ces variations peuvent être, si l’exécutant est doué, extrêmement émouvantes. C'est en elles qu’il-faut  chercher le véritable esprit du jazz.

Parmi les musiciens qui vont actuellement à la « Music Box » se trouvent des spécialistes hot de grande valeur: Freddie Johnson, pianiste; Albert Wynn,  trombone; Harry Cooper, trompette ; un géant, surnommé « Big Boy », dans les mains de qui le saxophone ténor parait un jouet d'enfant. Ils jouent de deux heures à six heures, interrompus seulement de temps en temps par une chanteuse ou d’autres attractions. Prenant une mélodie  quelconque,  Dinah, Nobody’Sweetheart, Confessin’, ils partent de là pour improviser à tour de rôle les phrases les plus étonnantes. Ils brodent sur le refrain quinze, vingt fois, toujours différemment ; le morceau dure ainsi souvent plus d'un quart d'heure, à la joie des quelques amateurs venus exprès pour les entendre cependant que les couples échoués par hasard dans cette petite salle écoutent bouche bée, ahuris par ce dynamisme, ces phrases brisées, au travers desquelles la mélodie est généralement  imperceptible, et qui font un contraste frappant avec les sucreries des orchestres habituels.

Cet étonnement ne doit pas surprendre: les improvisations hot sont tellement différentes de toute autre musique, qu’on les ressent difficilement du premier coup. On a tendance à les prendre pour de la virtuosité, alors qu'elles sont l'expression de la pensée de quelques grands musiciens. Il faut, d'ailleurs, voir jouer les spécialistes hot pour se rendre compte de la tension dans laquelle ils créent chaque solo. Lorsqu’ils improvisent, ils semblent complétement absorbés dans une méditation lointaine. Chaque fois que l'un d’eux exécute un solo, tous les autres écoutent attentivement et se regardent en souriant lorsqu'une phrase  leur plait. Le pianiste Freddie Johnson a même une habitude plus expressive pour traduire son enthousiasme : lorsqu’Albert Wynn, Harry Cooper ou « Big Boy » fait une belle trouvaille, il se lève dans une détente brusque et rugit « yes » sur le ton de la plus évidente satisfaction. Et cette émotion exubérante, dont la puissance est manifeste, n'est pas le moindre indice de la richesse substantielle de ces improvisations.

On aimerait que ceux qui connaissent le jazz seulement par Jack Hylton aillent entendre une nuit ces merveilleux musiciens à  la « Music Box », sans se laisser déconcerter par le premier contact, mais en cherchant à discerner les éléments qui constituent la profonde beauté des phrases hot. Ce jour-là l’aspect réel du jazz leur apparaitrait enfin.