Le jazz et le cinéma (depuis la découverte du cinéma sonore) étaient faits l’un pour l’autre. Il n'en est que plus surprenant qu’ils ne se soient presque jamais rencontrés. Il y a certes eu quelques « shorts», quelques brèves (beaucoup trop brèves) scènes dans de grands films. Si peu de chose... Bien des orchestres ont été dissous, bien des grands jazzmen ont disparu sans avoir été jamais filmés.
Le jazz et le cinéma bien faits l’un pour l’autre... Pourquoi ? Il y a à cela une double raison, une de chaque côté.
Du coté du cinéma : le jazz est une musique éminemment spectaculaire : plus exactement, les Noirs américains, créateurs du jazz et à qui l’on doit tout ce qui s’est fait de plus beau dans cette musique, sont extrêmement spectaculaires, conservant devant la caméra une aisance, un naturel qu'on rencontre beaucoup plus rarement chez les Blancs. En outre, pendant près d’un demi-siècle, le jazz a été étroitement associé au monde du spectacle, du fait que c’était la musique des revues noires, du music-hall et de tous les endroits où l’on dansait.
Du côté du jazz : on peut l'entendre en disque, certes, mais sans voir les musiciens. Les musiciens, on les voit dans les concerts mais (les spectateurs des premiers rangs mis à part) on les voit mal, de loin, de très loin. La camera peut nous les rendre tout proches et même nous permettre de voir, en gros plan, des détails de leur jeu qui échappent dans les concerts, même aux spectateurs les mieux placés. Aussi est-il ahurissant qu’il ait fallu attendre 1971 (plus de quarante ans après l’invention du cinéma sonore) pour voir le premier grand film ENTIEREMENT consacré au jazz : «L’Aventure du Jazz ».
A quoi répond ce titre, «L’Aventure du Jazz» ? Vous pouvez lui donner plusieurs interprétations : elles sont toutes bonnes. Disons surtout que le jazz lui-même est une des aventures les plus étonnantes qui soient arrivées à la musique. C’est la réapparition, en plein XX° siècle, d'un moyen d’expression musicale qui, sous d'autres formes, exista autrefois dans le monde blanc et dont on avait perdu jusqu'au souvenir, ou presque : une musique non-écrite, où l’improvisation est souvent à l'honneur, où les instruments chantent, parlent comme la voix humaine, une musique dont la pulsation rythmique est si intense qu’elle répond mieux que toute autre à la définition que Saint Isidore de Séville, au VII° siècle, donnait de la musique : « la danse des sons ».
L'aventure du jazz, c’est aussi l'aventure incroyable de cette musique créée par le peuple noir des Etats-Unis d'Amérique, musique populaire donc, mais si belle, riche et subtile qu’elle devait vite déborder les milieux noirs, se répandre partout et faire la conquête d’une foule de gens dans le monde entier ; musique à la fois connue et inconnue, aimée des uns, méprisée des autres parce que, sous le vocable de « jazz », on a servi au public toutes sortes de musiques plus ou moins médiocres ou affreuses et n’ayant aucun rapport avec le jazz authentique.
L'aventure du jazz, c’est aussi celle de tous ceux qui ont trouvé ou retrouvé grâce à cette musique dilatante, fraiche, chaleureuse, spontanée, ce gout de la vie perdu, étouffé, asphyxié par notre siècle mécanisé, sclérosé à l’extrême. L’aventure du jazz, c’est encore l’aventure personnelle des auteurs du film, Louis et Claudine. Après avoir exploré de leur caméra les quatre coins de la planète, filmé la baie de Hong-Kong, la jungle de Ceylan, les régions les plus reculées du Guatemala, du Mexique, Louis et Claudine se lancèrent d'enthousiasme dans ce qui n’avait jamais été fait jusque-là : un film entièrement consacré au jazz. Ils atterrirent dans un monde plus étrange encore que les pays asiatiques les plus insolites, se heurtèrent aux obstacles les plus divers et les plus imprévus. Tel manager blanc refusait de laisser filmer ses poulains (si ce n’est à des conditions exorbitantes), ne voulant pas admettre qu’il ne s’agissait nullement d’une production commerciale à la Hollywood mais d’une création vraiment artistique à la gloire du jazz. Tels éminents jazzmen se trouvaient en Australie, d'autres à Honolulu, d’autres en Amérique du Sud. Tels orchestres jouaient dans des salles où il était impossible de les filmer convenablement. Lorsqu'enfin toutes les conditions voulue s’étaient réunies, une des caméras tombait en panne au beau milieu d’une prise de vues ; et impossible de remettre au lendemain car, le lendemain, les musiciens partaient au Japon pour plusieurs mois. Sans oublier les incidents techniques (fréquents) les plus exaspérants : plombs qui sautent, pannes de courant avant la fin d'une interprétation qui promettait d’être une des plus réussies ...
Pour se frayer un chemin à travers cette jungle d’un nouveau genre, il n’y avait qu'une solution : prendre les choses au vol, quand elles passaient. C'est ce que firent Louis et Claudine. En deux voyages aux Etats-Unis (New-York, Philadelphie, La Nouvelle Orléans) en 1969 et 1970, avec l'addition de quelques séquences tournées en France avec quelques grands jazzmen et bluesmen de passage, nos aventuriers du jazz réussirent à capter images et sons essentiels à une vue d’ensemble de la musique la plus authentique des Noirs américains. De la qualité des images, je ne peux parler en technicien. Mais ce que je peux dire, c’est que dans les trop rares séquences sur le jazz figurant ça et la dans divers films, je n’ai pratiquement jamais vu des images aussi révélatrices du jeu et, de la personnalité des grands jazzmen. C’est particulièrement saisissant pour le jeu de batterie, l'instrument-cœur du jazz. Louis et Claudine ont réussi à filmer à peu près tous les grands batteurs d’aujourd'hui : Jo Jones. Cozy Cole, Zutty Singleton, Lionel Hampton, Jimmy Crawford, Joe Marshall. Nous voyons certains d’entre eux dans « L'Aventure du Jazz » comme nous ne les avions jamais vus. La camera montre en gros plan le jeu de pédale de Zutty, ses «rim shots» sur la caisse claire ; elle plonge par-dessus Jo Jones. L’attrape sous les angles les plus divers et nous livre les secrets de cette sorte de séance de prestidigitation qu'est un solo de Jo Jones. Ce que nous lui entendions jouer dans les disques, qui nous semblait difficile (et qui l’était réellement), voilà que nous avons subitement l’illusion que c’est facile, tant est grande l’aisance avec laquelle Jo Jones l’exécute.
Louis Armstrong interviewé chez lui à Corona, est aussi une révélation. Les quelques musiciens amis de Louis Armstrong qui ont assisté à une projection privée des séquences de Pops sont été unanimes pour dire que jamais ils ne l'avaient vu ainsi au cinéma ou à la télévision. C’est Pops dans l’intimité parlant de façon familière de la Nouvelle Orléans (et il chante Do you know what it means to miss New Orleans), du blues (et il chante Back O’ Town blues), et au fur et à mesure qu'il parle on voit son expression changer avec cette mobilité, cette intensité que connaissent bien ses intimes mais que nulle caméra n'avait encore captées : si le regard de Pops est grave lorsqu’il fait brièvement allusion à la ségrégation, ses yeux rient malicieusement lorsqu’il évoque les « filles » des bas-quartiers de La Nouvelle Orléans donnant, en fin de nuit, une partie de leurs gains aux musiciens pour les entendre jouer le blues.
La voix de Pops nous est merveilleusement restituée. Et c'est là que nous tenons un des plus précieux éléments de la réussite du film : la prise de son est d’une qualité presque toujours exceptionnelle. Il est même ironique de constater que certains musiciens qui apparaissent dans « L’Aventure du Jazz » sont mieux enregistrés que dans nombre de leurs disques faits en studio dans des conditions théoriquement plus favorables. Entre autres qualités, la prise de son de « L’Aventure du Jazz » nous restitue la musique de façon extrêmement vivante. Et les batteurs, au lieu d’être de lointains accompagnateurs, s’entendent comme à l’audition directe.
Le film est rarement didactique et, lorsqu'il l’est, c'est de façon brève et attrayante. L’indomptable Edgar Battle ne mâche pas ses mots lorsqu’il s’agit de distinguer le jazz authentique du faux jazz. La courte interview de Duke Ellington montre clairement que (contrairement à ce que certains ont prétendu) le Duke considère le jazz comme étant essentiellement la musique des Noirs américains. Lionel Hampton le dit avec encore plus de force; et un Blanc particulièrement qualifié, Mezz Mezzrow, l’affirme en des termes non équivoques. — Des illustrations musicales viennent quelquefois démontrer ce qu’ est le jazz, par exemple ses deux éléments essentiels : la pulsation appelée « swing » (illustrée par la batterie de Jo Jones), la technique consistant à faire chanter les instruments comme la voix humaine (trombone «wa wa» d'Eddie Durham dans Tricky Sam blues, inflexions de la guitare de Rosetta Tharpe). Et Willie Smith « Le Lion» fait une démonstration de piano dans Here comes the band.
Le chant religieux (« spirituals ») est représenté par l'incomparable Sister Rosetta Tliarpe (dont un « Go Ahead » bouleversant); le chant profane (« blues ») par Memphis Slim et John Lee Hooker. Mais il y a aussi le blues instrumental, orchestral et les exemples ne manquent pas : tour à tour l’orchestre Buddy Tate; Eddie Durham (guitare) et Edgar Battle (trompette et orgue) ; l’orchestre Dick Vance; le grand trompette Charlie Shavers ; les «Panassié Stompers » jouent le blues, chaque soliste improvisant, dans son style propre, des variations montrant combien riche et divers est l’art du blues. En général, Louis et Claudine ont filmé et enregistré des orchestres en activité : celui de Buddy Tate (avec, toutefois le grand Cozy Cole remplaçant le batteur régulier de Buddy Tate), celui de Dick Vance, celui de Lionel Hampton (Hamp est accompagné seulement par sa section rythmique pour son étincelant solo de vibraphone sur Moonglow). Une exception : l’orchestre nommé « The Panassié Stompers» a été formé exprès pour le film : composé de huit des meilleurs jazzmen se trouvant à New-York au printemps 1970, lors du second séjour de Louis et Claudine aux Etats-Unis, c'est un véritable « all stars band ». Les voir et les entendre, c'est comme si vous assistiez a une «jam session» : c’est du jazz de grande classe s’improvisant sous vos yeux par huit musiciens ne jouant pas habituellement ensemble mais s’entendant à la perfection. Et il y a cet étonnant « team » Milt Buckner/Jo Jones, qui sonne comme tout un orchestre grâce at la plénitude du jeu de Buckner, un des meilleurs organistes que le jazz ait connus. La camera nous permet de suivre de près l’extraordinaire jeu de pied de Buckner sur le pédalier de l’orgue ; elle nous montre un admirable gros plan du visage si expressif de Jo Jones écoutant son partenaire exécuter un passage de Tea for two. Ne croyez surtout pas que Jo Jones « joue» pour la caméra : c'est l’expression que je lui ai vue chaque fois que Buckner interprétait (si merveilleusement) ce morceau. Jo Jones en était chaque fois ému jusqu’au plus profond de lui-même, et son visage racé reflétait exactement l’émotion qui s'emparait de lui. C’est, pour moi, une des plus belles images du film.
Enfin, Louis et Claudine ont compris l’intérêt de la danse, partie intégrante du jazz — de la danse inexplicablement négligée dans tant de films et programmes de télévision, alors que rien n'est mieux fait pour l’écran que la vision de bons danseurs. La séquence tournée dans les rues de La Nouvelle Orléans un jour de parade montre une foule de danseurs amateurs (dont certains ne manquent pas de talent, comme cela est frequent chez les Noirs). Mais c'est avec les danseurs professionnels de Lou Parks que nous pouvons pleinement apprécier la beauté, le swing de la danse des Noirs; et saisir son lien étroit avec le jazz. Là, nous sommes au cœur même de cette forme d’art à double facette (musique-danse) des Noirs américains. C’est ainsi, avec la danse, que le jazz est né, c'est avec la danse qu’il s’est développé, fécondé par elle tout en la fécondant en un perpétuel échange. Pour tous ceux (c’est l’immense majorité) qui n’ont entendu du jazz qu’en disque ou dans quelques concerts mal sonorisés, « L’Aventure du Jazz » sera une occasion unique de pénétrer au cœur de la plus originale musique de notre siècle.