HUGUES PANASSIÉ et le Bulletin du Hot Club de France

TÉMOIGNAGES

Publiés dans le bulletin du Hot Club de France, quelques témoignages de proches d'Hugues Panassié.

Témoignage de Jacques Morgantini

J'ai rencontré Hugues Panassié pour la première fois en 1943, à Toulouse, où j'avais organisé une causerie avec lui à la Maison des Jeunes et de la Culture, et c'est moi qui ai eu le plaisir de passer les disques qui illustraient sa causerie, Nous correspondions déjà depuis quelque temps et, avec l'audace juvénile qui me caractérisait et me poursuit encore, je lui avais écrit que je trouvais qu'il était injuste dans ses jugements de l'époque sur Chu Berry et Sidney Catlett : rien de moins ! Il avait eu la patience de me répondre longuement, et courtoisement : cela laissait bien augurer de nos futures discussions amicales, mais parfois rudes sur la valeur de certains musiciens.
J'ai été, bien sûr, conquis par le personnage, dont je connaissais déjà tous les écrits parus dans la revue Jazz-Hot, N° 1 à 32.
Il m'a invité à lui rendre visite à Montauban, ce que j'ai fait rapidement. C'était, il faut le rappeler, pendant l'Occupation, et les trains Toulouse-Montauban avaient des horaires fantaisistes car les résistants faisaient souvent sauter les voies. C'est ainsi que, n'ayant pas de train pour le retour, j'ai dormi sur un matelas dans la discothèque, entouré de milliers de disques aux étiquettes prestigieuses qui ne pouvaient que faire rêver le jeune amateur que j'étais.
Et depuis, je suis allé très régulièrement chez lui, où il m'a toujours accueilli avec bonté et une gentillesse infinie, et ça, je ne l'ai jamais oublié.
Jacques Morgantini
Jacques Morgantini et Cootie Williams
Il m'a fait progresser dans la connaissance de cette musique à pas de géant et, grâce à lui, j'ai pu rencontrer, connaître et fréquenter de multiples artistes, en fait tous les rois du jazz : les Louis Armstrong, Duke Ellington, Lionel Hampton, Count Basie, Mezz Mezzrow,  Earl Hines,  Benny Carter, Kid Ory. Enfin vous voyez !
La journée de travail d'hugues Panassié
C'était un homme fascinant, à la très forte personnalité, possédant un formidable rayonnement, et d'une grande générosité,
À Montauban, comment étaient organisées les journées du Maître ?
Après le petit déjeuner, Hugues montait dans son bureau et là, personne ne pouvait le déranger, car il répondait à son volumineux courrier, aidé par Madeleine Gautier. De plus, il détestait le téléphone, ne répondant jamais aux appels et laissant la tâche à sa collaboratrice.
Pendant ce temps, il me donnait divers petits boulots :  lectures de multiples revues où j'avais la redoutable tâche de lui annoter et signaler ce qui méritait d'être lu, de penser aussi à des idées pouvant améliorer la vie et l'efficacité des Hot Clubs régionaux, ou simplement rangement des disques et rédaction d'étiquettes. Repas à midi et Hugues remontait dans son bureau de 14 à 17 h, pour écrire des articles, rédiger la chronique des nouveaux disques  et, à 17 h, il descendait dans la pièce aux disques où on écoutait de la musique jusqu'au dîner du soir. Dans cette grande pièce, outre les disques et les appareils, il y avait des fauteuils, et aussi un grand canapé occupé toujours, à partir de 17 h, par les mêmes habitués: Pierre Artis, journaliste qui deviendra secrétaire général du HCF, Henri Barrié, le poète-batteur-fumeur de pipes Georges Herment, le pianiste Jimmy Rena (René Larroque) et sa femme la guitariste Mano, Jean Larroque le frère soir de Jimmy... Il y avait même dans un coin un washboard qu'utilisait parfois Hugues les soirs d'euphorie ! Et tous, on écoutait religieusement la musique avec les commentaires avisés et les mimiques du Maître  des lieux.
Les années passent, notre amitié et notre estime ne font que grandir, et nos confrontations, courtoises mais enflammées sur les mérites de divers musiciens, faisaient bien rire les habitués de la maison. Là, on était entourés de connaisseurs et surtout d'amis. Cela a hélas beaucoup changé avec les années, où les groupies et autres admirateurs inconditionnels ont entouré de plus en plus celui qui est devenu, pour ces jeunes cervelles trop admiratives pour y voir éclore la moindre lueur d'esprit critique, presque un gourou, dont chaque propos, sur quelque sujet que ce soit, était parole divine ! On y reviendra.
Après le dîner du soir, on réécoutait de la Ia musique jusqu'à environ 23 h. Sur de multiples sujets, vous le savez peut-être, Hugues avait des idées très tranchées, définitives, que ce soit sur la nourriture, l'habillement, les vins, la religion, le sport, la musique évidemment, et même les eaux minérales... Il adorait la cuisine chinoise, et Mima, nom affectueusement donné à la mère de Madeleine Gautier, confectionnait divers plats avec maestria, Lorsqu'elle faisait certains soirs des  « farinettes » (en fait des crêpes), c'était le bonheur, le visage d'Hugues irradiait de plaisir. Et là, longues discussions, plutôt exposés très définitifs d'Hugues sur les vins : apologie du cahors, injustement étranglé par les odieux Bordelais, vive aussi les gouleyants vins de Loire (comme il avait raison ! ), les Saumur-Champigny, Saint-Nicolas-de-Bourgueil, Chinon. Il aimait aussi beaucoup les champignons, et le sachant, à la bonne période, je lui portais des girolles, ce qui le ravissait, car je suis un mycologue distingué (les mycologues comme les entomologistes sont toujours distingués ! ).
Notre longue amitié
C'est ainsi que notre amitié s'est de plus en plus soudée et qu'il m'a fait avancer dans la découverte et surtout la compréhension de toutes les beautés et émotions que nous offraient ces merveilleux artistes noirs de jazz. Cependant, s'il m'a énormément appris sur le jazz et m'a fait progresser rapidement, je lui ai bien rendu la pareille pour beaucoup d'artistes de blues ! Eh oui! Il faut dire qu'il connaissait et admirait déjà la musique des bluesmen anciens comme Blind Lemon Jefferson, Texas Alexander, Lonnie Johnson, Leroy Carr, Robert Johnson, Blind Boy Fuller, Big Bill Broonzy ...
Généreusement, il m'avait donné des adresses d'amateurs :  ce fut d'abord le suisse Ernest Zwonicek, puis des amateurs américains qui désiraient échanger avec des Français. Pour obtenir ces disques qui nous faisaient rêver et que l'on ne trouvait pas en France, un seul moyen :  le troc! On envoyait douze disques 78 tours qui intéressaient les Amerloques -des Django, Grappelli, Combelle, souvent des disques de la marque Swing, plus tard des Bechet, Luter et on recevait les douze disques US que l'on convoitait. Très vite, partant des Big Joe Turner, Jimmy Rushing, Hot Lips Page, je me suis passionné pour le blues, les grands bluesmen, avec le blues rural d'abord, puis le blues urbain, avant d'arriver au Chicago blues, Et j'ai pu monter une collection impressionnante. C'est ainsi que de nombreux disques mentionnés dans la Discographie Critique, comme ceux de Lightnin' Hopkins, John Lee Hooker, beaucoup de Muddy Waters, sont mes disques :  par contre, malgré mes exhortations pressantes et renouvelées, Hugues n'a jamais voulu inclure des titres de Memphis Slim, Little Walter, T-Bone Walker, prétextant qu'ils étaient de mauvais chanteurs!
Quelle erreur! Il a heureusement changé d'avis, notamment pour Memphis Slim. Tiens, voilà parmi bien d'autres, une exceptionnelle qualité d'Hugues Panassié : lorsqu'il se rendait compte qu'il avait mal jugé un artiste, il n'hésitait jamais à revenir sur son avis premier, en écrivant: « Je me suis trompé dans mon jugement sur ce musicien et j'avais tort ». Eh bien, regardez autour de vous, ils ne sont pas très nombreux ceux qui font preuve d'une telle probité !
Dans son désir permanent de la recherche de la vérité, il allait très loin. Un exemple : s'étant rendu compte que de nombreux musiciens aimaient bien Lester Young qu'il avait dénigré, il s'était astreint, à un moment, à jouer tous les matins avant le petit déjeuner un disque de Lester Young pour piger ce qui lui avait échappé. Pour ceux qui aiment les précisions ce titre était These foolish things version Aladdin. Quel sérieux, quel acharnement pour étayer au mieux son jugement !
En octobre 1950. Hugues Panassié m'a écrit une lettre pour me proposer d'être le vice-président du HCF, ce qui a été ratifié par l'assemblée générale au mois de novembre suivant. Contrairement à ce que pensent certains de mes « amis », si j'ai été flatté d'avoir été choisi par cet homme que j'admirais tant, je n'aime guère les titres et encore moins les honneurs. Je suis tellement conscient de mon immense valeur qu'aucun titre ne peut me satisfaire !
Ce qui frappait chez Hugues, c'était son désir forcené de convaincre, de transmettre tout ce qu'il savait. C'était un perfectionniste aussi dans sa recherche de la vérité. Je parle ici de la musique que nous aimons. Par contre, je lui ai souvent conseillé ( car nos conversations étaient très directes, très libres, sans tabou) d'éviter de se servir de son rayonnement d'immense critique de jazz pour faire gober à de jeunes admirateurs crédules ses passions sur de multiples sujets n'ayant aucun rapport avec le jazz.
Quant à nos rapports personnels, je lui ai toujours dit que nous nous fréquentions pour notre passion commune pour cette musique, pour la faire aimer du plus grand nombre, pour favoriser la venue de grands musiciens en France, et uniquement pour cela! C'est ainsi que j'ai participé activement à ses côtés à la venue de Big Bill Broonzy, de Sister Rosetta Tharpe, d'Earl Hines... Je me souviens d'être allé à la poste de Montauban pour affranchir une lettre importante destinée à LEE CONLEY « BIG BILL » BROONZY: c'est ainsi qu'Hugues avait rédigé l'enveloppe et ça l'amusait énormément.
Hugues Panassié avait un tel charisme que certains de ses jeunes « adorateurs » se sont crus obligés, certainement pour s'identifier au plus près au Maître, de copier ses manies, ses goûts et même sa manière de se comporter et de s'habiller, portant larges bérets, s'affublant de pèlerines, fumant évidemment la pipe, se délectant de vin de Jerez, allant jusqu'à éviter de boire du vin avec le fromage (!), se convertissant au catholicisme pur et dur. ..Par mimétisme, j'en ai vu chez moi, lors d'un concert privé de Sister Rosetta Tharpe, en présence du président, prendre le revers de leur pantalon pour hisser une jambe et la placer sur l'autre, ce que faisait Hugues à cause de son handicap !
Au secours! Où le fanatisme va-t-il se loger?
L'immense critique
Pour revenir, c'est mieux, à l'immense critique, disons qu'Hugues avait une oreille d'une rapidité admirable, qu'il avait des idées inédites pour faire donner aux musiciens le meilleur d'eux-mêmes lors de ses supervisions de séances d'enregistrement. Quant à son talent d'écrivain, il était remarquable car il savait, avec des mots simples, sans le moindre pédantisme, décrire la musique et surtout donner à son lecteur l'envie d'écouter le disque tout en lisant sa chronique. Il a été un modèle que nous essayons de suivre: pas de mots « savants » pour se faire mousser, mais réussir à se faire comprendre du plus humble de ses lecteurs.
Quel magnifique talent, quel remarquable pédagogue, quel excellent transmetteur d'émotions! Là est le grand Hugues Panassié, pas l'homme qui, vers la fin de sa vie, a servi malgré lui de modèle pour que ses thuriféraires (thuriféraire = qui porte l'encens) copient servilement toutes ses lubies extra-jazz. Ne mélangeons pas tout! Seigneur, gardez-moi de certains de mes fans !

Car Hugues Panassié, je l'ai connu cent fois plus et mieux que tous ces gardiens fébriles et tardifs qui se sont arrogé le droit d'être les défenseurs exclusifs de la parole sacrée du Maître. Au cours de presque trente ans d'amitié, de complicité, d'entente, de rires, de discussions serrées sur la valeur de certains musiciens, j'ai été aussi son collaborateur le plus important, et de très loin, que ce soit pour la marche du HCF jusqu'en 1972 (!) ou pour mes avis sur la musique. Sachez qu'à sa demande certains articles du Dictionnaire du Jazz, qu'il m'avait dédié (je parle de la première édition) ont été écrits par moi ! Aïe ! Je peux même donner les titres de ces rubriques !
Hugues Panassié a eu le mérite immense de défricher cette musique nouvelle, d'en séparer le bon grain de l'ivraie, d'en dégager les grandes règles, de mettre à leur vraie place et de faire connaître les grands artistes grâce à son talent, son impact, ses écrits, ses causeries, son action, Il a permis à de multiples personnes de découvrir l'émotion qui se dégage de l'Art, tant vocal qu'instrumental, des Noirs des États-Unis.

Merci Hugues !
Jacques Morgantini
Bulletin du Hot Club de France N° 615 novembre 2012

Jacques Morgantini fut vice-président du Hot Club de France pendant de nombreuses années. Il en a été écarté en 1972 dans des conditions particulièrement mouvementées et difficiles pour lui. Son témoignage sur Hugues Panassié n'en a que plus de valeur.