C'est ainsi que notre amitié s'est de plus en plus soudée et qu'il m'a fait avancer dans la découverte et surtout la compréhension de toutes les beautés et émotions que nous offraient ces merveilleux artistes noirs de jazz. Cependant, s'il m'a énormément appris sur le jazz et m'a fait progresser rapidement, je lui ai bien rendu la pareille pour beaucoup d'artistes de blues ! Eh oui! Il faut dire qu'il connaissait et admirait déjà la musique des bluesmen anciens comme Blind Lemon Jefferson, Texas Alexander, Lonnie Johnson, Leroy Carr, Robert Johnson, Blind Boy Fuller, Big Bill Broonzy ...
Généreusement, il m'avait donné des adresses d'amateurs : ce fut d'abord le suisse Ernest Zwonicek, puis des amateurs américains qui désiraient échanger avec des Français. Pour obtenir ces disques qui nous faisaient rêver et que l'on ne trouvait pas en France, un seul moyen : le troc! On envoyait douze disques 78 tours qui intéressaient les Amerloques -des Django, Grappelli, Combelle, souvent des disques de la marque Swing, plus tard des Bechet, Luter et on recevait les douze disques US que l'on convoitait. Très vite, partant des Big Joe Turner, Jimmy Rushing, Hot Lips Page, je me suis passionné pour le blues, les grands bluesmen, avec le blues rural d'abord, puis le blues urbain, avant d'arriver au Chicago blues, Et j'ai pu monter une collection impressionnante. C'est ainsi que de nombreux disques mentionnés dans la Discographie Critique, comme ceux de Lightnin' Hopkins, John Lee Hooker, beaucoup de Muddy Waters, sont mes disques : par contre, malgré mes exhortations pressantes et renouvelées, Hugues n'a jamais voulu inclure des titres de Memphis Slim, Little Walter, T-Bone Walker, prétextant qu'ils étaient de mauvais chanteurs!
Quelle erreur! Il a heureusement changé d'avis, notamment pour Memphis Slim. Tiens, voilà parmi bien d'autres, une exceptionnelle qualité d'Hugues Panassié : lorsqu'il se rendait compte qu'il avait mal jugé un artiste, il n'hésitait jamais à revenir sur son avis premier, en écrivant: « Je me suis trompé dans mon jugement sur ce musicien et j'avais tort ». Eh bien, regardez autour de vous, ils ne sont pas très nombreux ceux qui font preuve d'une telle probité !
Dans son désir permanent de la recherche de la vérité, il allait très loin. Un exemple : s'étant rendu compte que de nombreux musiciens aimaient bien Lester Young qu'il avait dénigré, il s'était astreint, à un moment, à jouer tous les matins avant le petit déjeuner un disque de Lester Young pour piger ce qui lui avait échappé. Pour ceux qui aiment les précisions ce titre était These foolish things version Aladdin. Quel sérieux, quel acharnement pour étayer au mieux son jugement !
En octobre 1950. Hugues Panassié m'a écrit une lettre pour me proposer d'être le vice-président du HCF, ce qui a été ratifié par l'assemblée générale au mois de novembre suivant. Contrairement à ce que pensent certains de mes « amis », si j'ai été flatté d'avoir été choisi par cet homme que j'admirais tant, je n'aime guère les titres et encore moins les honneurs. Je suis tellement conscient de mon immense valeur qu'aucun titre ne peut me satisfaire !
Ce qui frappait chez Hugues, c'était son désir forcené de convaincre, de transmettre tout ce qu'il savait. C'était un perfectionniste aussi dans sa recherche de la vérité. Je parle ici de la musique que nous aimons. Par contre, je lui ai souvent conseillé ( car nos conversations étaient très directes, très libres, sans tabou) d'éviter de se servir de son rayonnement d'immense critique de jazz pour faire gober à de jeunes admirateurs crédules ses passions sur de multiples sujets n'ayant aucun rapport avec le jazz.
Quant à nos rapports personnels, je lui ai toujours dit que nous nous fréquentions pour notre passion commune pour cette musique, pour la faire aimer du plus grand nombre, pour favoriser la venue de grands musiciens en France, et uniquement pour cela! C'est ainsi que j'ai participé activement à ses côtés à la venue de Big Bill Broonzy, de Sister Rosetta Tharpe, d'Earl Hines... Je me souviens d'être allé à la poste de Montauban pour affranchir une lettre importante destinée à LEE CONLEY « BIG BILL » BROONZY: c'est ainsi qu'Hugues avait rédigé l'enveloppe et ça l'amusait énormément.
Hugues Panassié avait un tel charisme que certains de ses jeunes « adorateurs » se sont crus obligés, certainement pour s'identifier au plus près au Maître, de copier ses manies, ses goûts et même sa manière de se comporter et de s'habiller, portant larges bérets, s'affublant de pèlerines, fumant évidemment la pipe, se délectant de vin de Jerez, allant jusqu'à éviter de boire du vin avec le fromage (!), se convertissant au catholicisme pur et dur. ..Par mimétisme, j'en ai vu chez moi, lors d'un concert privé de Sister Rosetta Tharpe, en présence du président, prendre le revers de leur pantalon pour hisser une jambe et la placer sur l'autre, ce que faisait Hugues à cause de son handicap !
Au secours! Où le fanatisme va-t-il se loger?