Chew n'est pas seulement un exceptionnel swingman du saxo ténor, c'est aussi un des saxos ténor les plus inventifs au point de vue mélodique, un de ceux qui savent le mieux construire un chorus, en équilibrant à la perfection une phrase par une autre. Il est rare qu'un de ses chorus ne raconte pas une histoire, dans le sens le plus fort de l'expression. Il appartient à cette race de musiciens (dont King Oliver, Louis Armstrong, Benny Carter, Earl Hines sont des exemples typiques) qui savent broder sur le thème de façon très mélodieuse avec des phrases alternativement descendantes et ascendantes, se répondant l'une à l'autre, phrases qui, bien exécutées, forment des chorus à la fois chantants et swinguants à l'extrême (je vous ai donné quelques exemples de ce style dans le Bulletin N° 102, page 8, à propos d'un chorus de Paul Gonsalves dans Just Squeeze Me de Clark Terry). Le chorus-solo de Chew dans Sweethearts On Parade de Lionel en est une excellente illustration, ainsi que son merveilleux chorus de Back Home Again in Indiana (sous son nom) qui débute par un break-solo d'une très haute inspiration ; son célèbre Ghost Of a Chance avec Cab Colloway (le seul disque entièrement joué en solo par Chew) en est un autre exemple, mais on peut déceler une tendance à ce mode d'expression dans la majorité des solos de Chew.
Musicien jusqu'au bout des ongles, Chew a aussi l'art d'utiliser les accords de base pour la création de variations harmoniques subtiles, et il fut un des premiers à le faire après Louis Armstrong, Art Tatum, Benny Carter, Hawkins et quelques autres. Vous en avez un exemple typique dons la broderie par laquelle Chew passe de la quatorzième mesure du chorus au « pont » dans Too Marvellous For Words (sous son nom version originale) .
Chew utilise les moyens d'expression les plus variés. En tempo lent ou semi-lent, à côté d'un solo comme son admirable demi-chorus de Ain't Cha Comin' Home, plein de lyrisme et d'envolée dont le style rappelle à la fois Louis Armstrong, Hawkins et Benny Carter (probablement les trois musiciens qui ont le plus influencé Chew), il existe nombre de disques dons lesquels Chew s'exprime avec relativement peu de notes, des notes tenues pour la plupart, exécutées avec douceur, retenue, produisant un peu l'impression d'un chanteur fredonnant à bouche fermée. Chew le fait volontiers à l'accompagnement, par exemple tout au long de Someday Sweetheart de Mildred Bailey, où le discret fond de saxo ténor est absolument ravissant et, parfois, en marge de l'arrangement dans le Lonesome Nights de Cab Calloway, un des plus beaux enregistrements de Chew en tempo lent. Il lui arrive même de jouer ainsi en solo, comme dans son chorus de Blues in C sharp minor avec Teddy Wilson.
Le jeu de Chew est chargé d'émotion. Il y a autant de cœur que de swing dans la musique de Chew, ce qui n'est pas peu dire. Chacune de ses notes tenues a une force expressive considérable, qui s'apparente à celle de Hawkins mais avec un accent très personnel. Chew a une sonorité moins moelleuse, moins veloutée que celle de Hawkins et de Ben Webster, mais cette sonorité est aussi pleine, profonde, volumineuse, et lorsque Chew « appuie » à fond sur une note, le poids sonore devient impressionnant et après avoir appuyé fortement sur cette note, il arrive souvent que Chew la lâche brusquement, comme si un ressort se détendait, et cet effet ne contribue pas peu au dynamisme exceptionnel de son jeu (Blue Lou avec Fletcher Henderson) .
Chew n'avait guère de mauvais jours. Parmi les nombreux enregistrements qui nous restent de lui (la plupart comprenant de trop courts solos, hélas), il en est peu dans lesquels l'inspiration lui fasse défaut. Cependant, lorsque la section rythmique ne carburait pas il lui arrivait de jouer très au-dessous de son niveau habituel. On peut observer ce phénomène dans la séance « Commodore » de novembre 1938 (publiée en France par La Guilde du Jazz J 1028) : la section rythmique swingue dans les deux morceaux rapide. (Sittin' In, Forty Six West Fifty Two) et Chew plafonne ; dans les deux morceaux lents (Body and Soul et Star Dust), la section rythmique ne carbure pas et Chew ne « part » à aucun moment.