Je voudrais que tous les amateurs de jazz achètent ce recueil. Pour ceux qui aiment déjà Tatum, ce sera immédiatement une source quasi- inépuisable de joies musicales. Pour ceux qui ne l'aiment pas encore, ce sera une révélation à échéance plus ou moins longue s'ils prennent soin d'écouter ce disque de temps en temps jusqu'à ce qu’il leur « parle ». Croyez-moi : écoutez Tatum même si vous n'en avez pas très envie : au bout de quelque temps, vous ne le regretterez pas. Ce serait dommage de méconnaitre un aussi génial musicien. Tatum est vraiment un cas à part. Je connais un excellent amateur de jazz qui goutait absolument tous les bons musiciens, tous les styles et à qui cependant il a fallu 5 ans pour apprécier Tatum. Pour ma part, j'ai constaté que chaque année j'appréciais Tatum davantage que l’année précédente. Et je connais un pianiste de jazz, un des plus grands et des plus subtils, qui dit volontiers : « Quand j'écoute Art Tatum, c'est à peine si je suis capable de suivre ce qu’il fait ».
Or, attention: ce n’est pas que Tatum ait un style compliqué, ni qu’il soit à proprement parler difficile à écouter. Loin de là, Tatum a un style très direct, très nettement hérité d'Earl Hines et Fats Waller (fort harmonieusement « mélangés »). Seulement, il pense si vite que c'est nous qui n’avons pas une oreille assez rapide pour saisir tout ce qu’il fait, même après plusieurs auditions. La preuve que Tatum est un musicien direct, et non un simple constructeur de phrases musicales compliquées, c'est la façon dont il joue du piano. Je ne parle pas de sa virtuosité instrumentale, qui est insurpassable (et qui est le fidèle reflet, dans l'ordre matériel, de sa rapidité de pensée musicale). Je parle de ses moyens d’expression : son toucher, d'une sensibilité inouïe, lui permet de vraiment faire chanter son piano. Son attaque est aussi puissante, cinglante que celle d'Earl Hines. Comme tous les grands jazzmen, il ne crée pas seulement par le texte musical lui-même mais par le relief extraordinaire que son jeu donne à ce texte. Il a porté l'art des contrastes a son plus haut degré : contrastes non seulement dans l’accentuation des notes au sein d'une phrase, comme le font tous les grands pianistes de jazz (les Earl Hines, Fats, Basie, etc.), mais entre les phrases elles-mêmes : contrastes non seulement dans la façon dont elles sont exécutées mais aussi conçues. En huit mesures, c'est un défilé inouï de phrases si différentes (mélodiquement, harmoniquement, rythmiquement) qu'on a à peine le temps de réaliser ce qui se passe : si l'on ne s'aperçoit pas que la pensée de Tatum se développe en grande partie par le moyen des contrastes, on risque fort de perdre le fil (c'est ce qui est arrivé à l'homme-aux-problèmes-du-jazz, qui a écrit « Tatum, qui a tous les autres dons, n'a pas celui de la continuité » (page 213 de ses Problèmes-non-Résolus).
Il est cependant un contraste très employé par Tatum qui ne peut échapper même à l’auditeur le moins initié : c'est celui du tempo tour à tour marqué et sous-entendu. Earl Hines avait été le premier à utiliser ce procédé, mais Tatum lui a donné une extension vertigineuse. Dans ses chorus, pendant de longues mesures (quelquefois 8 et jusqu'à l6 mesures, ou même plus), tout tempo semble abandonné. Et puis, avec un dynamisme égal à celui d'un Lionel Hampton, d'un Hawkins à leur maximum, Tatum vous fait de nouveau sentir le tempo avec une force hallucinante, percutant des notes, des accords avec un « punch » qui vous fait penser, ma parole, à celui de Chick Webb percutant sa batterie ! Dans ces moment-là, le swing de Tatum est à vous foire crier. Il y a aussi chez Tatum un mode de développement musical qu’on ne rencontre presque jamais chez les autres musiciens de jazz et qui déroute bien des auditeurs : souvent lorsque Tatum joue une phrase, on dirait qu’il prend subitement conscience de toutes les virtualités dont elle est riche. Tout ou moins, il vous en fait prendre conscience en « travaillant » cette phrase d'une manière imprévue, l'espace d'un éclair et, dans les phrases qui suivent, il parvient, si paradoxal que cela paraisse, non seulement à développer simultanément plusieurs virtualités de cette phrase mais encore à finir par les fondre de la manière la plus harmonieuse, la plus naturelle du monde. C’est en quoi d’importants fragments de ses chorus (parfois des chorus entiers) donnent l'impression d'un véritable panorama aussi naturel que celui offert par un paysage comprenant à la fois collines, vallées, etc. C’est, pour ainsi dire, toute la musique qui frémit à chaque instant sous ses doigts. Il éveille une foule d'échos musicaux, non pas au petit bonheur mais avec une prescience infaillible. Un accord imprévu vient se placer sous ses doigts: c'est l'aboutissement ravissant d'une idée, et c'est en même temps le point de départ génial d'une autre idée qui se réintègre dans la première quelques mesures plus loin. Cela explique probablement l'abondance des citations (et leur caractère particulier) dans les chorus de Tatum. Il ne les « place » pas, comme le font tant d'autres musiciens. Ce sont au contraire (comme chez Louis Armstrong), les premières notes d'une phrase qui, par association d'idées, font terminer la phrase en citation. En réalité, ce ne sont pas des citations, si l'on entend par ce mot l'évocation préméditée d'un autre texte. Ce sont des rencontres. La preuve, c'est que Tatum (toujours comme Louis Armstrong) conserve une totale indépendance vis-à-vis des textes-citations. Ainsi, à la 9° mesure d'un de ses chorus de Blue Skies, Tatum joue quelques notes qui vous font inévitablement supposer qu’il va placer la fameuse phrase de Grieg si souvent citée par les musiciens de jazz. Or, il n'en est rien : Tatum continue de façon différente et l'on s'aperçoit, après coup, que c'est cela (et non ce qu'on attendait) qui convient au développement de ses variations.
Il y a, chez Tatum, autre chose de paradoxal : il joue chaque morceau comme celui-ci doit être joué, et fait admirablement ressortir Les particularités mélodiques de ce morceau tout en l'imprégnant, pourtant, d'un climat qui lui est absolument propre. Chaque morceau est du pur Tatum tout en conservant son caractère particulier. A ce point de vue, Tatum est à l'opposé des pianistes plus ou moins « progressistes » : ceux-ci défigurent tous les morceaux de la même manière, en y appliquant le même système de variations, les mêmes intervalles. Ils standardisent les thèmes en les traitant a la même sauce, exactement comme Hollywood a standardisé le cinéma en usant, dans les films, des mêmes effets pour les sujets les plus différents. Chez Tatum, ii y a un merveilleux amour de la mélodie. Parfois, il fait chanter le thème aussi joliment que Fats Waller (ce qui n’est pas peu dire) : et lorsqu'il se lance dans ses plus subtiles variations, il ne perd jamais de vue le thème, qu’il rappelle très fréquemment. Vous pourrez le remarquer dans les morceaux de ce recueil, car je suppose que vous connaissez déjà la plupart de ces thèmes. Blue Skies est la plus belle interprétation en disque de ce morceau si souvent enregistré. C’est aussi l'interprétation la plus abordable pour ceux qui ne sont pas familiarisés avec Tatum et, pour cette raison, je leur conseille de l'écouter en premier. Tatum y multiplie les cinglants « démarrages » du genre Earl Hines. Dans les deux derniers « ponts », il utilise de ravissantes broderies de main droite chères à Willie Smith Le Lion. Dans Dardanella, c'est un jeu de main gauche caractéristique du Lion dont il se sert fréquemment (comparez avec le solo de piano du Lion sur Dardanella en « Vogue » mais tout le reste est du Tatum fantaisiste, audacieux, éblouissant, stupéfiant. Aunt Hagar's blues illustre particulièrement bien ce que je vous disais du respect de Tatum pour les thèmes : le vrai climat du blues s'y trouve à peu près constamment. Vers le début, juste après l’évocation du thème, Tatum joue quelques mesures dignes du Fats Waller de Numb Fumblin'. Le style des « démarrages » de Tatum dans ce morceau lent a été souvent repris par King Cole. I cover the Waterfront et I gotta right to sing the blues sont les deux solos dans lesquels le climat Tatum est le plus enveloppant ; c'est de ce Tatum là que Hank Jones s’est tant inspiré. Dans Willow weep for me, la façon dont est exposée la phrase principale du thème est une vraie trouvaille, et le contraste produit par le swing très marqué du « pont » est un régal. Au début du second chorus, on croirait que Tatum va jouer le blues classique ! Eh bien, une fois de plus, c'est lui qui a entendu juste ; il y a, en effet, dans les premières mesures du thème de Willow Weep for me quelque chose qui rappelle le blues ; mais il a fallu Tatum pour que je m'en aperçoive. A noter qu'il reprend cet effet « blues » à la 9° mesure, mais alors que vous vous attendez à la répétition de ce qu’il a joué quelques instants plus tôt, Tatum introduit une variante d'une vivacité musicale renversante. Dans Dancing in the dark, la copieuse partie en tempo moyen-vif est un joyau de swing et de mélodie. C'est ici qu'on sent le mieux que Louis Armstrong est la grande influence la base du style de Tatum ; il y a beaucoup du lyrisme de Louis dans ces ravissantes broderies.
J'ai gardé pour la bonne bouche Nice work if you can get it. Je n’irai pas jusqu’à dire que c'est la meilleure interprétation du recueil car, avec Tatum, chaque interprétation (ou presque) peut passer pour la meilleure. Mais j'avoue la gouter particulièrement. Extérieurement, ce solo est moins éblouissant que Blue Skies, Dardanella ou d'autres, mais il n’est pas moins chargé de substance et c'est un des solos les plus « jazz » du recueil. Il rappelle le Tatum de Gone with the wind et de Sweet Lorraine. Je ne peux me lasser de l'écouter. Est-il besoin de rappeler, en terminant, que si Tatum est un super-virtuose, sa virtuosité, loin d'être une fin en soi, est presque toujours utilisée pour la création musicale proprement dite?
Croyez-moi : ne laissez pas passer ce disque.