The Blues With A Feeling (1928) DUKE ELLINGTON
Freddy Jenkins (tp), Bubber Miley(tp), Artur Whetsol (tp), Joe "Tricky Sam" Nanton (tb), Johnny Hodges (as), Harry Carney (as-bs), Barney Bigard (cl-ts), Duke Ellington (p), Fred Guy (bj), Lonnie Johnson (g), Wellman Braud (b), Sonny Greer (d)
Bulletin du Hot Club de France N° 30 mars 1954
The blues with a feeling (enregistré en novembre 1928 et autrefois publié en Parlophone anglais) compte parmi mes Duke préférés.
Nous entrons immédiatement dans le blues classique de 12 mesures (sur tempo semi-lent) par une jolie phrase exécutée à trois clarinettes (à moins que ce ne soit deux clarinettes et un saxo soprano; j'ai toujours eu un doute à ce sujet). Ce trio n'occupe que les quatre premières mesures du chorus.
Tricky Sam surgit alors et exécute de façon grandiose le reste du chorus et tout le chorus suivant. Bien qu'il soit muni d'une sourdine, il est enregistré si puissamment qu'il a plus de volume sonore que n'en ont les trombones jouant sans sourdine dans la plupart des disques. Je crois que jamais Tricky Sam n'a été aussi parfaitement enregistré. La force quasi-sauvage de son jeu, ses intonations poignantes ressortent avec une intensité hallucinante. C'est d'une beauté !
Mais, chose incroyable, il y a, tout au long de ces deux chorus, quelque chose d'aussi beau que le trombone de Tricky Sam. c'est la partie de contrebasse de Wellman Braud. Jamais contrebasse ne fut mieux enregistrée ni mieux jouée. Braud utilise l'archet et je ne connais pas un disque dans toute l'histoire du jazz où un contrebassiste swingue pareillement avec un archet. C'est au point qu'on pourrait très bien faire entendre cette interprétation à un néophyte pour lui donner la notion du swing. Ce que joue Braud est parfaitement simple, mais la façon dont il le joue! ... La façon dont il passe d'une note à une autre! Ça se balance, ça "rock" avec une intensité qui vous laisse pantois.
Et lorsque Braud abandonne les deux temps par mesure pour exécuter une descente à quatre temps (comme celle de la 4e mesure du second chorus, tout à fait classique), il place chaque note avec une telle perfection rythmique que c'est à en crier d'enthousiasme! Et ne vous imaginez pas que vous ayez à prêter spécialement l'oreille à la partie de contrebasse pour percevoir les merveilleuses nuances du jeu de Braud.
La basse est enregistrée de façon si volumineuse que vous l'entendez aussi distinctement que le trombone de Tricky Sam. Et il en est de même pendant toute l'interprétation : la partie de Braud est fascinante jusqu'à la dernière mesure. Rien que pour cette partie de contrebasse, le disque (oui, un microsillon 33 tours) vaudrait la peine d'être acheté.
Le 3e chorus est un solo de saxo soprano de Johnny Hodges, dans un style inspiré de Bechet, sur un fond d' " accords d'orgue ». Ensuite, c'est un long solo de trompette bouchée par Bubber Miley. Nous abandonnons ici le blues pour un excellent thème de 32 mesures (avec" pont ") d'une saveur mélodique très ellingtonienne.
Bubber Miley, lui aussi, bénéficie du superbe arrangement (on ne saura jamais assez dire à quel point ces enregistrements réalisés par la Cie Okeh en 1928 étaient merveilleux : No one else but you, Tight like this, et les autres " Hot Five " de Louis avec Earl Hines et Zutty sont aussi des Okeh de 1928). Bubber phrase ce thème à la perfection, dans son style si personnel, swinguant avec un abandon suprême. Etonnant Bubber ! C'est bien un des plus grands trompettes que le jazz ait connus.
L'apparition de ce thème au tremplin harmonique différent renouvelle l'intérêt du jeu de Braud, qui soutient Bubber à la perfection. Avec un pareil bassiste derrière soi, on doit être capable de jouer sans le moindre effort. Après ce solo de Bubber, nous retournons au thème de blues exposé au début par les trois clarinettistes et Trlcky Sam joué avec autant de « feeling ».
Blues with a feeling, le titre est pleinement justifié.