HUGUES PANASSIÉ et le Bulletin du Hot Club de France
Ecoutez autrement les chef-d'œuvres du jazz en lisant la chronique d'Hugues PANASSIÉ

The Crave (1939) JELLY ROLL MORTON

Jelly Roll Morton (p)
Bulletin du Hot Club de France N° 20 août-septembre 1952
Jelly Roll Morton
The Crave n'est pas moins beau, dans un tout autre genre ; ç'est même un de mes solos de piano favoris de Jelly Roll.

Un zazotteux chroniqueur a récemment écrit au sujet de ce disque : « The Crave est joué sur un rythme habanera. Notons en passant que les violentes critiques montalbanaises contre les emprunts afro-cubains de musiciens modernes vont être mises à l'épreuve pour « expliquer » ce rythme espagnol » .
Ces pauvres zazotteux ne pourront décidément jamais distinguer entre musique individuelle et musique collective. Ils ne verront jamais, je le crains, qu'il y a un monde de différence entre le fait de se permettre, lorsqu'on est seul, de s'évader quelques instants du rythme habituel du jazz et celui d'imposer à jet continu un rythme exotique (à grand renfort de bongos, etc.) à tout un orchestre et, en particulier aux solistes de jazz qui se trouvent ainsi dans l'impossibilité d'improviser convenablement.
Si Jelly Roll Morton a utilisé parfois « ce rythme espagnol » dans ses solos, il s'est bien gardé de le donner comme fond régulier à Omer Simeon, George MitchelI, Kid Ory et aux autres grands « jazzmen » qui ont enregistré avec lui.
En outre, autre chose est d'utiliser un rythme exotique au jazz pendant quelques instants (cela se fait couramment pour le couplet du Saint-louis Blues, comme on peut le constater dons les enregistrements de ce morceau par Louis Armstrong) , autre chose est de substituer de façon constante le rythme dit « afro-cubain » au vrai rythme du jazz. Enfin -chose qui semble échapper complètement à la compréhension de ce « zazotteux » - Jelly Roll, au lieu de se laisser éloigner du phrasé jazz par « ce rythme espagnol », ne cesse de l'utiliser tout au long de The Crave ; et lorsque, dans les dernières mesures, Jelly Roll reprend le rythme purement jazz à la main gauche sans rien changer à son jeu de main droite, on peut s'apercevoir aisément que ce jeu de main droite, tout au long du disque, était absolument imprégné des accents et de l'esprit mélodique du jazz.
Quoi qu'il en soit, les broderies de Jellv Roll dans ce morceau sont ravissantes et l'on y sent à chaque instant la fraîcheur, la limpidité de son âme musicale.
Et ne vous laissez pas dire que Jelly Roll était un piètre technicien du piano. Il faut assurément être un très bon instrumentiste pour exécuter certains passages fort complexes de The Crave avec la maîtrise dont fait preuve Jelly RolI.